L’art est l’avenir de la technologie. Telle est la devise de The Grid, une nouvelle plateforme basée à San Francisco, et dont l’objectif est de faire dialoguer des spécialistes de la tech et des artistes venus du monde entier. Sa directrice, Clara Blume, également présidente du cluster EUNIC Silicon Valley, souhaite engager un dialogue transatlantique avec l’espoir que l’art puisse agir de manière positive sur les technologies actuelles et futures.
Quelle est l'origine de The Grid et quelle est la valeur ajoutée d'une telle organisation?
L’idée est née il y a plus d’un an avec la conviction que la Silicon Valley – qui concentre de nombreuses grandes entreprises de la tech telles Google, Facebook, et Apple ainsi que des milliers de start-ups – pourrait s’appuyer sur le riche héritage artistique et humain de l’Europe pour bâtir un développement technologique plus harmonieux. A travers la création d’un réseau de structures artistiques, d’entreprises de la tech, d’agences gouvernementales, d’artistes, d’experts venus du monde entier et partageant les mêmes valeurs, nous avons voulu rassembler nos forces autour de ce seul objectif et décupler ainsi notre capacité d’influence, au service d’une humanisation de la technologie par l’art.
The Grid expérimente de nouveaux modes de collaboration entre artistes et professionnels de la tech qui nous amènent à repenser la nature, l’essence et les finalités de la technologie. Aujourd’hui, on peut apprendre aux machines à comprendre et à interpréter le langage humain dans toutes ses nuances. Avec l’intelligence artificielle (IA), on réussit à créer des textes tellement pertinents que c’en est presque troublant – et on ne peut même pas mesurer toutes les implications de ces évolutions. Dans un de nos projets pilotes, nous avons associé un célèbre écrivain européen à un développeur IA d’une grande entreprise de la Silicon Valley pour tester les limites de l’intelligence artificielle en tant qu’outil littéraire. C’était fascinant de les entendre énoncer des points de vue complètement différents sur ce qui définit la littérature. Il était encore plus révélateur de constater que cette interaction a mené l’entreprise à réévaluer son propre algorithme.
Pourquoi vous engagez-vous avec EUNIC Silicon Valley à promouvoir les collaborations interdisciplinaires entre artistes et acteurs de la tech ?
En tant qu’européens, nous croyons à la valeur intrinsèque de l’art et nous attribuons aux artistes une place essentielle dans nos sociétés. C’est une vision que la Silicon Valley n’a pas forcément partagée dans le passé et qui lui a peut être fait manquer une occasion. En effet, les artistes, avec leur capacité à se projeter dans l’avenir, à communiquer, à analyser, à penser hors des schémas établis, à provoquer aussi, ont une compréhension unique et souvent plus holistique de l’humanité. Ils nous montrent qui nous sommes et ce que nous pouvons aspirer à devenir. En affirmant que les ingénieurs ont beaucoup à gagner de la vision d’un artiste sur la technologie, The Grid renvoie à ce qu’est fondamentalement la vocation de l’artiste dans la société.
Il y a aussi une dimension politique. L’Europe est souvent vue par la Silicon Valley à travers un prisme réducteur : nous sommes plus connus pour notre réglementation pionnière et révolutionnaire dans le domaine de la tech que pour nos capacités d’innovation et notre créativité. Pourquoi ne pas faire évoluer nos modèles européens, souvent très hiérarchisés, et adopter au contraire une approche plus ouverte et plus collaborative qui consisterait à placer les artistes au cœur des entreprises de la tech – plus précisément dans les départements Recherche et Développement, là où les produits sont conçus et développés ? Avec l’expansion de l’intelligence artificielle et ses nombreuses applications, il est impératif que l’Europe et les États-Unis unissent leurs forces pour développer des technologies plus ouvertes, plus démocratiques, axées sur l’humain, œuvrant pour le bien de toute l’humanité. The Grid est la preuve vivante que l’avenir de l’innovation est interdisciplinaire.
En Décembre 2019, The Grid a lancé sa première étude sur les croisements entre l’art et la technologie (Art + Tech). Quelles en sont les principales leçons ?
Les conclusions du premier rapport sur l’art et la technologie, Art + Tech Report 2019, indiquent de manière évidente que la Silicon Valley est prête à se laisser questionner par l’art. Notre enquête, basée sur une série d’entretiens, montre qu’un dialogue transatlantique entre l’Europe et les grandes entreprises de la tech est souhaitable dès lors qu’il se déroule sur un pied d’égalité. Si la Silicon Valley attire les meilleurs talents du monde entier, l’Europe est pour sa part reconnue comme une superpuissance dans les domaines de la pensée, de l'art et de la défense des droits de l’homme. Ce sont des éléments essentiels qui manquent souvent au développement des nouvelles technologies. The Grid tente de combler cette lacune à travers son rôle de facilitateur et d'intermédiaire capable de mettre en relation experts et investisseurs, de tisser des liens entre les mondes de l’industrie, des arts, de l'université et les gouvernements. Dans la continuité du rapport de l’année dernière, nous avons lancé une nouvelle enquête qui dessinera les prochaines étapes du projet The Grid et qui sera publiée fin novembre 2020.
Presque un an après son lancement, quel bilan faites-vous de la première année de l’initiative ? De quoi êtes-vous particulièrement fière ?
Début 2020, nous avons vite réalisé que nous allions devoir fonctionner dans un environnement très différent que celui auquel nous nous attendions, à cause de la pandémie du Covid-19. Nous ne voyons pas l’art comme un luxe, mais comme une nécessité. C’est pourquoi, plutôt que de jeter l’éponge, nous avons choisi de passer à la vitesse supérieure avec The Grid. Surtout en temps de crise, il est essentiel que les artistes et acteurs de la tech travaillent ensemble pour proposer des solutions innovantes qui nous permettront de sortir de cet état d’isolement et de jeter les bases d’un avenir plus favorable. Nous avons ainsi créé The Grid: Exposure - Art + Tech + Policy – un nouveau festival virtuel dans la baie de San Francisco. Nous avons mobilisé toutes nos ressources avec notre vaste réseau de partenaires et avons présenté pendant 4 jours de l’art, des panels, des représentations en direct, des expériences interactives, des conférences et des ateliers. A travers ces 26 évènements qui ont rassemblé plus de 100 intervenants et panélistes venus de 12 pays, nous avons pu réimaginer une collaboration interdisciplinaire et internationale qui nous aide à surmonter les blocages et les cloisonnements. Les retours extrêmement positifs sur Exposure de la part de nos partenaires et notre public ont démontré que l’Europe est capable de s’imposer comme médiatrice entre les mondes de l’art, de la technologie, et de la politique dans la Silicon Valley. Dans ce contexte de crise sanitaire, la volonté d’EUNIC Silicon Valley et de The Grid d’expérimenter de nouveaux formats virtuels et d’offrir des opportunités pour exposer des œuvres a été vue comme un geste important et un signe fort de solidarité avec l’écosystème des arts en difficulté.
Nous étions surtout fiers de la façon dont nous nous sommes rassemblés en tant que communauté et dont nous avons “brouillé les frontières”, non seulement entre les pays mais entre différents secteurs pour travailler sur des problèmes qui nous concernent tous. À l’un de nos évènements, Bill Dodd, Sénateur au Sénat de l’Etat de Californie, a déclaré qu’il n’y avait pas pensé auparavant mais qu’il était maintenant convaincu que les législateurs devraient consulter les artistes avant toute initiative législative.
Quels sont les modèles qui émergent pour soutenir les artistes à l’époque du Covid-19? Comment évoluera le programme de The Grid dans les mois à venir?
Suite à la conclusion d’Exposure, nous nous concentrons à nouveau sur l’association d’artistes et d’acteurs de la tech en forgeant des liens peer-to-peer forts et durables et qui pourront éventuellement avoir un impact tangible sur le développement des technologies. Heureusement, la plupart de ces projets peuvent être réalisés de manière entièrement virtuelle. Naturellement, on y perdra un peu mais on y gagnera aussi quelque chose. Il est important que nous ne ralentissions pas maintenant et que nous continuions à travailler tout au long de la pandémie au service de nos trois groupes d’acteurs : artistes, acteurs de la tech et législateurs. Pour vous donner une vision d’ensemble, nous travaillons pour redéfinir la nature du rapport entre art et technologie non pas en opposant l’un avec l’autre mais plutôt comme deux facettes d’un même problème. Notre premier projet pilote essaiera de savoir comment les acteurs de la tech et les artistes peuvent trouver une langue commune et un mode de fonctionnement fondé sur une vision partagée du monde. En 2021, nous comptons élargir notre réseau de manière significative en incluant de nouveaux acteurs. Et nous continuerons à défendre avec passion l'idée que l’art doit pouvoir enrichir la technologie. Parce que notre conviction est que ‘l’art est l'avenir de la technologie’, pour reprendre la devise de The Grid.
Propos recueillis par Algance Mahdjoub, Chargée de mission, Villa San Francisco
Facebook : @villasf.official
Instagram : @villa.sf
Pour recevoir la newsletter What's Next, abonnez-vous ici.
Clara Blume est Directrice adjointe et responsable des secteurs des arts, des sciences et des technologies pour Open Austria, le bureau de l’innovation du Consulat autrichien dans la Silicon Valley. Elle programme et organise de nombreux projets artistiques au croisement de l’art et de la technologie tout en faisant le pont entre l’Autriche et l’écosystème de l’innovation de la baie de San Francisco. En tant que présidente du Cluster EUNIC de la Silicon Valley qui rassemble les instituts culturels nationaux de l’Union Européenne, Clara Blume est à l’origine de la création de The Grid et de Exposure – Art + Tech + Policy Days. Avant d’assumer son nouveau rôle dans la diplomatie culturelle, elle a travaillé en tant que musicienne professionnelle et auteur-compositeur-interprète se produisant à l’international. En tant que fondatrice de The Singer Songwriter Circus à Vienne, un spectacle concert fournissant une plateforme pour des nouveaux talents internationaux, elle a présenté plus de 350 artistes du monde entier pendant sept années consécutives. Clara Blume a un parcours universitaire dans les beaux-arts, la composition, la littérature comparée, les études culturelles, et l’histoire. Elle donne régulièrement des conférences et participe à des publications.